A une période de pluie diluvienne, entrecoupée seulement par un vent coulis, humide et glacial, a succédé un froid intense. Déjà le thermomètre avait indiqué -10° C. Entre le crépuscule du 19 et l'aube du 20 janvier , la neige tombe, légère, silencieuse, cajolante, comme pour ajouter au calme extraordinaire d'une nuit sans précédente. Rien que le terrible grincement de la « vache beuglante » (die brüllende Kuh), espèce de char monstre allemand faisant la patrouille nocturne aux abords de la cité. Quelques coups secs par-ci par-là. Sans cela un calme absolu. Telle fut la nuit qui devait être désignée dans la suite comme veille de Libération.
L'heure H a sonné.
A 7 h, un terrible et infernal feu d'artillerie inaugure cette journée mémorable du 20 janvier 1945. Le secteur Sud entier semble être en révolte. De Lutterbach à Pfastatt, de Pfastatt à Bourtzwiller, de Bourtzwiller à Illzach la terre tremble. Il n'est plus permis de douter : enfin la grande attaque ; c'est l'offensive générale ! Cette vie de troglodytes terrifiés, cette vie de pauvres misérables touche à sa fin : nous ressortirons de ces caves sous peu, d'une façon ou de l'autre. Un peu de patience encore, un peu de courage.
Les détails que nous ignorions ce matin-là, nous les avons recueillis amplement depuis
Le premier Bataillon du 23° R.I.C. attaque Pfastatt en liaison à droite avec le premier Bataillon du 6° R.I.C, qui se jette sur Bourtzwiller.
La préparation d'artillerie est concentrée sur ces deux villages. Mais, afin d'en profiter indirectement, une opération préliminaire est également montée sur la Teinturerie de Pfastatt et sur Lutterbach. Il s'agit, avant même le déclenchement de la préparation d'artillerie, de franchir la Doller, large de 10 m., profonde de 0,90 m., de pénétrer par surprise dans la Teinturerie, d'engouffrer ensuite par cette voie tout le 2° Bataillon du 23° R.I.C. qui coupera d'abord en deux la crête qui domine la Doller, puis se rabattra sur Lutterbach.
Il prendra ainsi les résistances à revers, cependant que le 3° Bataillon du 6e R.I.C., maintenu sur la Doller, appuiera toute l'opération par ses feux.
Cette opération se déroule comme prévue. Le 1er Bataillon, arrêté un moment par un violent barrage ennemi, repart à l'assaut de Pfastatt d'un élan irrésistible, déborde le village par l'Est, arrive aux lisières Nord son objectif et commence le nettoyage.
Le 2e Bataillon, lui, s'empare de la Teinturerie dans des conditions analogues.
Et tandis que le 23e R.I.C. s'acquitte de sa tâche â l'Ouest, son aile droite, tout le 6e R.I.C. se lance sur Bourtzwiller, Kingersheim, Illzach. Malgré la défense acharnée des troupes allemandes, il lui est possible de pousser, ce même jour, jusque dans le centre de Kingersheim où il s'établi fermement autour de la Mairie.
Pendant que les diverses attaques se déclenchèrent ainsi simultanément sous le couvert d'une gigantesque préparation d'artillerie, nous subissions, nous, de 7 à 9 h. du matin, l'averse infernale d'une grêle d'obus de tous calibres. Blottis dans nos réduits, nous étions dans l'ignorance complète de ce qui se passait au grand jour. Ce n'est qu'après 9 h, un calme relatif s'étant rétabli, qu'on allait risquer sa tête afin d'avoir la notion des dégâts causés. Entre voisins, on échange les points de vue. Cependant, ne pouvant rien savoir, un silence impressionnant, inexplicable, mystérieux, donnant droit à tout les inquiétudes, les gens se hâtent de regagner leurs refuges. Partout, après cette « Ouverture », les maisons semblent ne plus être faites pour résister à ce qui va suivre. Une foule de gens fardés de couvertures, de matelas, de valises, s'empresse vers des caves paraissant plus fortes, plus sûres. Le sous-sol de l'École des filles, celui de la Mairie, sont archi-combles. Les caves n'ayant qu'un plafond en bois sont abandonnées pour d'autres à l'aspect plus solide, à la couverture bétonnée. Les dernières cuisinières sont descendues en extrême vitesse. Les rues, les jardins deviennent déserts ; des mansardes au ras du sol, les maisons sont vides.
A 16 h. du soir, la canonnade reprend de plus belle. Toutes les batteries longeant les abords Mulhouse-Nord, et échelonnées jusque dans les hauteurs du Rebberg, crachent feu et flammes sur Wittenheim-Cité et village. Cela durant 3 heures entières. Quand à 19 h. 15 le bombardement massif s'arrête, et que l'ébranlement du sol tourmenté se perd en un frémissement plaintif, quand la terre ne tremble plus que par convulsions, notre village a passé un purgatoire. On a estimé plus tard le nombre d'obus placés lors ce bombardement sur une étendue d'à peine 2 km², à 45.000. Que retrouverons-nous demain, pourvu que nous survivions cette nuit, de nos maisons disloquées, crevassées, croulantes ? Nos voisins ont-ils échappé comme nous ? Est-il possible qu'un être ait pu survivre â cette tempête ? Isolément, certaines batteries tiennent le feu durant la nuit. On est dimanche, le 21 janvier. La pointe du jour nous permet de voir autour de nous. Maisons trouées, maisons en ruines, maisons sans toit, maisons déchiquetées, creuses, sans crépissage, sans fenêtres, sans croisées, sans volets, sans portes, maisons piteuses, lamentables, semblant crier au ciel une misère commune, une plainte atroce ; les arbres déracinés, aux branchages coupés, taillés en pièces, affreusement-mutilés: des éclopés immobilisés, figés dans les rues et dans les jardins ; le sol défoncé, la neige noircie par la boue de centaines de cratères d'obus ; pas un passant, pas une voix ; rien qu'un faible tir-bouchon de fumée s'élevant par-ci par-là, trahissant - oh quel bonheur - d'autres survivants. Et voilà maintenant qu'un pauvre petit vieillard, traînant sur son dos un grand matelas rayé rouge, traverse la rue en direction de l'usine Kullmann, allant y prendre refuge plus sûr. Peut-être que sa maison vient de subir la plus terrible des épreuves : l'éventrement du sous-sol. Des rafales d'obus isolées, le bruit sourd de quelques mortiers en direction de Kingersheim, le tac-tac d'armes automatiques au loin, entrecoupe un silence de mort. Soudainement, un cri alarme les abrités de la Mairie : à 5 m. de là, une femme, grièvement blessée par des éclats d'obus, gît dans la rue. Elle est prise sur-le-champ dans la cave communale. Là, dans l'après-midi, M. l'Abbé Merklen, tenant un bref sermon, confère l'absolution générale. Ce jour, un renfort de 4 compagnies de Gebirgsjäger S.S. de la Panzerdivision « Feldherrnhalle » se dirige sur Kingersheim.
Lundi le 22 janvier.
Le village est bombardé sans répit. La Mairie est cruellement démolie.
Mardi le 23 janvier.
De 9 h. à midi, la Mairie et ses environs sont bombardés sans relâche. Toutes les maisons sont démolies progressivement. Dans l'après-midi, une grenade incendiaire risque de mettre en flammes les locaux de la Mairie. Grâce à l'effort combiné de plusieurs hommes, le feu est maîtrisé. Vers les 16 h., notre-jeune et vénéré Abbé Merklen est atteint, sous la porte du presbytère, d'un éclat d'obus et tombe agonisant. Victimes de ce jour vont être également : Loeffler joseph ; Hartmann Armand ; Tschantz Henri ; Halusiack Jeannine ; Reller Antoine ; Winckler Odile. Dorénavant, on ne sera plus à même de s'arrêter aux victimes.
Mercredi le 24 janvier.
A la Mairie, des mutilés, des sans-maison, des désespérés affluent toujours. Les hommes, les femmes, les enfants, les malades, les blessés s'entassent dans cette cave dans un état indescriptible de misère et de désolation. A plusieurs reprises, sous la dépression des bombes éclatantes, les lourdes portes du sous-sol sont lancées hors des gonds. Sous la diligence de la Commune, un café est servi pour la première fois ce matin, une soupe à midi.
Jeudi le 25 janvier.
Tandis que les événements précités se déroulèrent au centre de la bourgade, le 230 R.I.C. et le 6° R.I.C. s'étaient acquittés d'une bonne partie de leur tâche. Après avoir nettoyé Lutterbach le 21 janvier, le 23 e R.I.C. s'empare de Richwiller-Grossacker, et, passant le 21 janvier par la Fabrique, fonce le 23 au matin sur le Meyer-Hof. Ce dernier liquidé, après une lutte acharnée dans la soirée du 24 janvier, le prochain objectif sera la cité Fernand-Anna. Mais laissons ici la parole au 23e R.I.C. lui-même.
...Dépassant les éléments du 1er Bataillon, le 2e Bataillon doit attaquer Cité Anna après une préparation d'artillerie de 40,minutes et avec l'appui d'un peloton de chars.
Coiffant littéralement dans un premier temps la Cité Anna proprement dite, le Bataillon se rabattra ensuite sur sa gauche pour s'emparer du Puits Anna.
La manœuvre se déroule bien ainsi, la relation suivante en a été faite par l'attaquant de tête
« La compagnie a pour mission de s'emparer de la moitié Est de la Cité Anna. Elle s'installera aux lisières Nord.
Les ordres arrivent tard dans la nuit et il faudra attaquer à l'aube. Au jour, ce serait un suicide. Ce n'est même pas une plaine pour y aller, c'est un billard.
Le réveil a lieu à 0h.30.
Il a neigé dans la nuit.
A 4h., réunion des Chefs de section. Rien de précis n'a pu leur être dit plus tôt. Ils savent seulement que l'on va attaquer et que ce sera la Cité Anna. Un dur morceau. On va encore essayer la tactique qui nous a si bien réussie cinq jours plus tôt, lors de la prise de la Teinturerie de Pfastatt. Il s'agit d'aller plus vite que l'ennemi ne le peut supposer, se saisir de l'objectif alors qu'il croit pour le mieux, encore aux lisières et le nettoyer ensuite, tranquillement, avec un élément du 2e échelon. Nos hommes sont au point pour le faire. Ils viennent de le montrer et le succès n'a pu que les rendre encore plus ardents. Ils ont cette « furia française » que leurs aînés ont illustré.
Les délais de surprise pour atteindre les lisières seront courts. L'ennemi sera alerté par la préparation massive qui lui est offerte. Juste le temps de se rendre compte que c'est bien le dernier obus tombé et de relever la tête. Combien de temps ! Trois minutes ! Deux minutes ! Moins encore ! Heureusement que l'artillerie française est leur terreur ; en tous cas, il faudra serrer au plus prés des éclatements et bondir aussitôt, car l'échelonnement nécessaire de la compagnie fait poser le problème, non pas pour les premiers éléments, mais pour les derniers.
Il est 5h.45, la nuit est claire, les sections se rassemblent tranquillement et sans bruit. On dirait un départ pour l'exercice si ce n'était-les grenades accrochées par la cuillère dans les boutonnières des blousons. Les jambes sont libres, la démarche aisée, le regard droit. Des soldats ! Ils sont dignes de la légende que l'on créera sur eux plus tard.
6h.40, la Compagnie quitte la grand'route pour s'engager dans le chemin parallèle aux lisières du village à un kilomètre au sud. La préparation commence. Les lueurs des explosifs et les gerbes des obus au phosphore détachent les premières maisons en ombre chinoise. Une chance heureuse pour nous guider dans la bonne direction. Encore un quart d'heure, et tout est prêt. La Compagnie piquète sur la neige une vague figure rectangulaire d'environ 200 mètres de front sur 400 de profondeur.
7 heures. Le dispositif s'ébranle. II faut être sûr d'avoir le temps de serrer suffisamment près, et pourtant il faudrait bien pouvoir rester le moins possible là-bas. Le séjour risque d'y être malsain..
7h.15. Les éléments de tête sont à moins de 150 mètres des lisières. Une minute après, un matraquage sévère de mortiers allemands nous arrivent dessus. Tout le monde est étendu à plat dans la neige, immobile. Par endroit, les obus ont l'air de se toucher. Et tout autour, presque dessous, des hommes ; jamais un seul ne s'en relèvera. Là-bas, sur les lisières, le tir continue. L'œil est rivé à la montre ; les minutes sont longues. Vont-ils finir, enfin, que l'on puisse avancer et quitter ce maudit coin.
7h.21. Une salve de fumigène placée comme à la main, juste devant, à nous toucher. En avant ! Allez, le 5e debout ! Les Allemands continuent à tirer. Ça ne fait rien. Les gars se lèvent, bondissent sans souci de rien, ne voyant que ces lisières que l'on doit, que l'on veut avoir, qu'on aura ! Le Sergent J... se penche un instant sur A..., blessé. « Laisse-moi, en avant, les maisons sont là tout prés ! » Allez-y gars ! On y est ! On les a ! De la gauche, une mitrailleuse commence à tirer, hésitante, puis s'affermit. Maintenant c'est par bandes. Elle veut nous arrêter. Sur la droite une autre, deux autres lui font écho. Trop tard, nous sommes dans le village. Les éléments désignés serrent sur O. 1. La préparation d'artillerie qui se continue sur O.2. tombe un peu court. Le nettoyage de la partie Sud se fait comme prévu. Il commence à faire jour. On se regroupe. La première section n'a pas pu passer. Sans doute cette maudite carrière a dû l'obliger à faire un crochet et ils sont arrivés trop tard sur les lisières. On se
recompte. Dans les sections, il manque des gars laissés sur le terrain par le bombardement.
Attention, la préparation sur O. 2.va se terminer.
7h.53. De nouveau la charge à travers les jardinets, sautant les barrières, enfonçant les portes charmantes et dérisoires qui les ferment. Une figure timide à un volet qui s'entrebâille avec précaution : « Les Français ! Bonjour ! Bonjour ! En avant ! »
8 heures, les lisières nord ; l'objectif final est atteint. Un boche est encore assis dans une camionnette, en train de réchauffer son moteur. « Vous permettez ? Elle est à nous !... » Un autre charge dans sa voiture une Norvégienne de café chaud. Il nous l'offre. On ne peut être plus courtois. I1 nous offrirait d'ailleurs sa chemise si on la lui demandait.
Il faut nous organiser, vite, pour le cas où, remis de leur stupeur, les Allemands viendraient nous tâter, pour que notre faible effectif puisse leur faire illusion. Les patrouilles de liaison n'ont en effet rien donné. Nous sommes tout seul dans la Cité Anna. Pas de liaison radio. A se demander si nous avons bien attaqué le bon village ou si nous ne nous sommes pas trompés de jour. Les gens commencent à nous entourer, heureux. On leur conseille doucement, mais fermement, de retourner dans leurs caves. Certes, nous n'avons pas l'intention de repartir ; mais il est dans le domaine des choses possibles que ça barde quand-même encore un peu, un peu trop même si les blindés s'en mêlent. La D.C.B. du dispositif se résume en effet en trois lance-grenades et une douzaine de grenades à fusil. On a bien un Rockett, mais les obus n'ont pas suivi !
Le Sergent-Chef P... et le Soldat D... aperçoivent un groupe d'une vingtaine d'Allemands qui s'avance au nord du « Crassier ». Ils ouvrent le feu avec leurs mitraillettes. Le groupe B..., « Toto » en tête, se porte à leur renfort. Sept boches en moins. Les autres n'insistent pas. Nous sommes toujours sans liaison.
Vers 9 h. 30, venant de l'Ouest, une auto-mitrailleuse allemande s'avance précautionneuse, le long de notre rue. La mitrailleuse légère de C... est là, un peu en retrait. Encore cinquante mètres, trente mètres, vingt mètres ; de C... épaule sa mitraillette et lâche deux rafales. Les deux occupants accoudés sur le blindage, en observation, s'écroulent ensemble. A la pièce, Ch.., ouvre le feu et lâche presque toute une bande. L'A.M. fait demi-tour et s'enfuit sans résister.
En prévision d'une contre-attaque suivant cette reconnaissance, le dispositif est resserré. Le vaste bâtiment du P.C,. se transforme en réduit d'où l'on pourra facilement s'expliquer. Nos gars semblent enchantés de cette perspective et même paraissent la trouver très drôle.
La compagnie n'a-t-elle pas un « pot de feu de Dieu ! » alors, pourquoi sen faire !
Deux chars, deux Jagdpanthers apparaissent sur la route de Pulversheim à 500 mètres de nous. Ils s'arrêtent quelques instants.
Vont-ils se rabattre ? Non ! Ils continuent vers le Nord et derrière-eux, bientôt huit blindés plus petits, autos-mitrailleuses et autos-canons, suivent sagement à la queue leu leu. Peut-être après tout, est-ce cette réaction peu normale d'une petite mitrailleuse contre un blindé qui leur a fait supposer l'épaulement d'une D.C.B. puissante !
Nous sommes toujours sans liaison, sans un renseignement d'aucune sorte. Les agents de transmissions envoyés à l'arrière ne sont pas encore revenus. La situation est certainement sportive, mais elle commence à risquer de devenir désagréable. pour peu qu'elle se prolonge encore longtemps !
10 heures moins 5. Un bruit de chars venant du Sud. Cinq minutes après débouche la première section et les éléments qui s'étaient amalgamés, juste à temps pour permettre à P... de descendre avec sa mitrailleuse lourde les deux occupants d'une voiture légère allemande courant rejoindre ses blindés. Jamais les Sherman ne m'ont paru si beaux ! En même temps qu'eux, arrive le capitaine N..., leur observateur d'artillerie d'appui direct.
La situation devient nettement plus facile.
C'est l'heure du déjeuner ; comme d'habitude, personne. n'y pense... jusqu'au moment où un peu de détente vous fait découvrir une faim canine. De la détente, il en est assez peu question. Venant de Wittenheim, cinq blindés légers avec environ une section d'Infanterie, s'avancent sur le billard. Les tuniques blanches, analogues à celles des camarades d'autres unités, cette avance tactiquement bizarre en dehors des couverts très perméables et proches, font hésiter sur l'identification. Ce sont pourtant bien des boches. Ils ouvrent le feu sur notre bâtiment â moins de 800 mètres Mais déjà la concentration d'artillerie est partie, et tout le monde est en alerte. Le Capitaine N... la règle soigneusement au milieu des arrivées, sans même l'interrompre pour apprécier le, passage à travers le plancher, à moins de deux mètres de lui, d'un obus qui ricoche de l'étage en-dessous. I1 n'éclate pas ; un beau petit trou bien rond de 50 cm. de diamètre au milieu d'un nuage de plâtres. La suite de la journée nous permis de constater que ce calme effarant, ce sang-froid imperturbable et ce parfait mépris du danger semblent son habituelle manière d'être.
Dés l'arrivée du tir demandé, l'Infanterie se dispersé et les blindés cessent de progresser. Les Sherman et les T.D. se mettent en action. Deux boches semblent touchés, les autres se replient. Ils ont manqué une belle occasion en ne venant pas trois heures plus tôt. La chose aurait été moins facile pour nous.
C'en est fini maintenant avec l'infanterie. Les Allemands ne semblent plus craindre que le débouché de nos blindés. Ils font une démonstration avec deux Jagdpanthers et trois autres plus petits en s'avançant, venant du Nord, jusqu'à un millier de mètres du village.
Encore des blessés chez nous. Le Médecin Sous-Lieutenant D..., venu nous dépanner vers midi, se dépense sans compter. Il navigue entre nous et la 6e Compagnie. L'itinéraire est pris en enfilade par une mitrailleuse légère allemande tirant de la droite, difficile à localiser, et encore plus difficile à faire taire. Il ne s'en soucie pas. Il soignera et évacuera sans arrêt jusqu'à deux heures du matin, ne consentant à prendre un peu de repos que lorsque tout est fini. J'ai rarement vu la fatigue comme sur son visage.
La nuit arrive. Petit à petit, le silence. Seuls dans le lointain, quelques tirs de harcèlement. Les guetteurs, doubles, veillent. Nos gars avaient raison en déclarant orgueilleusement aux habitants, leur disant et leur joie et leur crainte de les voir repartir : « Craignez-rien, 1a Coloniale ne fout jamais le camp... »
L'assaut de la cité Fernand-Anna aura servi, dans toute son ampleur et à peu de détails prés, de prototype aux assauts de tous les secteurs de Wittenheim.
Vendredi le 26 janvier . La neige a atteint une hauteur de 40 cm. A travers le feu horrible combiné du canon, des chars, des mitrailleuses, des mortiers, des armes automatiques, la Mairie a été informé de la poussée irrésistible de l'Armée Française, la veille, jusqu'au Restaurant Schneider, aux abords de la cité Kullmann. Elle est également informée de la prise de la cité Fernand-Anna. La Feldgendarmerie de Guebwiller venant d'exiger des listes pour l'évacuation dès ce jour de tous les Polonais résidant à Wittenheim, la Mairie refuse, prétextant ne plus pouvoir travailler sous les conjonctures présentes. Egalement elle refuse de fournir les 300 hommes conducteurs.
Entre-temps, le 6e R.I.C., la contournant à la fois du côté Est et Ouest, pénètre dans la cité Kullmann et ,procède au nettoyage méthodique.
A 11 h. dans la matinée du 27, le dernier Panzer allemand quitte, sous la pression toujours croissante, l'usine Kullmann en direction du village centre. Pas à pas, maison par maison, les gars du 6e progressent, poussant devant eux leurs opiniâtres adversaires.
C'est le jour où, dans l'Ecole des filles, le Ortskommandant exige de la Municipalité, impérieusement, l'évacuation totale de Wittenheim. Temporisant, temporisant toujours, elle de refuser encore, vu, soi-disant l'impossibilité absolue d'évacuer en un clin d'œil et en de pareilles circonstances, 8.000 personnes. Le Ortskommandant insiste à ce que au moins la cité Kullmann soit évacuée. On refuse de même. Il sera d'ailleurs trop tard. De 7 à 9 h. du matin, le village est pilonné sans relâche par l'artillerie française. En partie déjà, la cité Kullmann est prise. Les Allemands lâchant pied, se replient lentement sur leur centre de résistance principal: le village.
Au soir de ce samedi 27 janvier , la cité Kullmann est nettoyée à fond, est libérée. Les diverses unités du 6e R.I.C. et ceux du 23 R.I.C. font la jonction dans la rue des Mines, aux abords du cimetière.
Cependant, la cité Kullmann n'ayant pas été désignée par le OKW comme devant constituer le centre de résistance (voir l'emplacement des Panzersperren) par excellence, la corvée la plus pénible restera à exécuter. Du cimetière à la sortie Nord du village, séparé l'un de l'autre de 1 km. environ, il fallait quatre jours de lutte sanglante, lutte où la vaillance de nos soldats fut mise à rude épreuve. C'est durant ces jours que fut imposé à Wittenheim l'ineffaçable sceau de Gueule cassée, inimaginable, atroce. A partir du cimetière, chaque maison a connu sa tragédie.
Dimanche matin, le 28 janvier, à 8 h. 30 , une véritable nuée de Jagdpanzer, appuyée à l'arrière par des Tiger, fait apparition du côté de Jungholtz-Théodore, en direction du cimetière - Rue des Mines. Ce sentant forts de cet appui, les S.S. barricadés dans et derrière chaque maison, sauvages par nature, deviennent enragés. Ce n'est plus une lutte, ce n'est plus un combat : c'est un massacre, un carnage, une tuerie horrible et sans pareille. Toutes les armes sont en jeu : du canon au mortier, de la mitrailleuse au pistolet, de la baïonnette à la crosse, de la grenade à mains et de la Panzerfaust au lance-flammes. A ne pas parler des centaines de mille de mines posées venant à éclater. Commençant par la maison Heck, rue des Mines, traversant le cimetière, où dans leur suprême refuge les morts eux-mêmes se redressent au milieu des trous d'obus, où plus d'une croix s'érige mutilée, accusatrice, maison par maison, avant d'être prise, s'écroule, s'embrase. La vaillance de nos soldats, maîtres d'abord, repoussés ensuite, reprenant pied, devant lâcher d'un côté, attaquant de l'autre, ne connaît pas de bornes. Au dessus d'eux-mêmes, connaissant leur devoir, sachant qu'il y va de la Liberté, ils finiront quand-même par avoir raison de ces bêtes féroces.
On est lundi matin 29 janvier . Les Français ont atteint Steiner, dépôt de tabac, à une quarantaine de mètres du cimetière ; leurs adversaires se cramponnent à la pharmacie Haas. Plus vers le centre, le village est toujours pilonné. Les grenades incendiaires et les obus à phosphore mettent en feu la Boulangerie Kuntz et la propriété Baumgartner Paul. Dans le courant de la journée, l'Ecole des filles devait être évacuée. La Municipalité s'y oppose fermement.
Le jour suivant, mardi le 30 janvier , les Français contournent le village du côté Est. Ils atteignent dans la matinée l'Ecole des filles. Pénétrant dans le rez-de-chaussée, la lutte y fait rage.
Vers 4 h . seulement du soir, nos soldats parviennent à déloger l'ennemi des étages supérieurs. Puis cela monte vers l'épicerie Richert, les ateliers Schirmer, qu'ils atteignent mercredi matin. A 9 h. de ce jour, la maison du Lieutenant F.F.I. Notter, rue de Schoenensteinbach, est libérée, et la jonction des diverses unités du 6e R.I.C. a lieu dans le quartier Nord-Ouest. A 9 h. 30 , le premier Français apparaît dans la mairie.
A son tour, Wittenheim-Village est libéré. C'est le 31 janvier 1945 . Durant quatre jours encore, l'immense brasier Wittenheim-Village restera sous le feu ennemi.
Vendredi, 2 février . Les derniers obus incendiaires allemands mettent notre vieille église en feu. De 7 à 9 heures du matin , feu préparatoire d'artillerie sur la Cité Ste-Barbe et l'annexe Schoenensteinbach. Des chars français, partant du « Hohroedernhubel » en direction de Jungholtz d'une part, de Schoenensteinbach de l'autre, poussent vers la cité du côté Sud-Ouest. A Schoenensteinbach, nos blindés rencontrent une résistance farouche. Cependant, ils s'acquittent de leur tâche avec une bravoure extraordinaire et arrivent à occuper le bourg, avant midi, au prix de sa dévastation presque complète. La ferme modèle des Mines Domaniales de Potasse d'Alsace est incendiée, la presque totalité des autres maisons démolie. Sur environ 60 habitants, on a compté 9 morts et 4 blessés. Tandis que Schoenensteinbach se liquide ainsi, nos blindés attaquent Ste-Barbe où, chemin faisant, ils ne rencontrent d'abord qu'une résistance plus ou moins sporadique, qu'ils anéantissent méthodiquement. La cité est presque contournée de ce côté, quand de l'autre, venant de Wittenheim, arrivent les gars d'un bataillon à pied du 6° R.I.C. ainsi que des unités blindées du 21 R.I.C. Une forte ceinture du côté Sud de la cité, se défendant âprement, l'assaut en terrain plat de cette agglomération se fait extrêmement difficile. Quand même, les différentes unités réussissent, au prix de lourds sacrifices, à forcer cette ceinture, à contourner le tout des deux côtés, et à prendre la cité en revers. Etant arrivé, tout en nettoyant maison par maison, jusqu'à l'école primaire d'un côté, l'église Ste-Barbe de l'autre, nos soldats se trouvent en face d'une misère accablante. Dans la cave de l'église, 120 personnes s'entassent, dans celle de l'école primaire, 350 et plus pataugent dans l'eau, hébétées, dans un état lamentable, indescriptible. A 6 heures du soir , cette population affamée, torturée, est enfin libérée.
Le calvaire Wittenheim a pris fin. Le grand centre minier, la capitale du bassin potassique, dorénavant « Wittenheim-Martyre » est libre. Et tandis que, dans un bruit de fracas, nos chars repartent à l'assaut de la liberté, le drapeau tricolore flotte à la mairie de notre commune.
Dimanche matin, le 4 février 1945, à 9 h. 30 , le clocher de notre vieille église s'écroule. Notre plus beau symbole de courage et de ralliement, vieux de presque deux siècles, a cessé d'être.