PRELIMINAIRES

 

Dès le 21 novembre 1944, date de l'entrée de la Première Armée Française à Mulhouse, Wittenheim est en effervescence latente. La percée surprenante à Delle ainsi que l'avance foudroyante de nos troupes jusqu'aux bords de la Doller et de l'Ill, autorisaient à croire à une liquidation prompte de la poche d'Alsace. L'apparition des premiers chars français était escomptée pour le lendemain matin au plus tard. Les autorités allemandes elles-mêmes mises en fuite précipitée, décontenancées, pleines de stupeur, consolidaient cette croyance. Le peu de troupes allemandes occupant les lieux est prêt à se rendre. Jamais nous n'oublierons ce « Leutnant » qui, cherchant à garer sa voiture place Kullmann, voulait, tout affolé, se rendre sans délai aux Américains qui, selon lui, seraient là dans dix minutes. Jamais non plus nous n'oublierons le « Landrat » qui, « tremblant, livide et mort plus qu'à moitié », nous arrivait de Mulhouse avec bagages et secrétaire, mais... sans limousine. La nuit sui­vante se passe au qui-vive. L'aube monte, le lendemain passe, rien ne se produit. Rien que, de temps en temps, l'aboiement isolé d'une mitrailleuse, les coups métalliques et secs de quelque char explorateur vers la lisière Nord de Mulhouse. Les jours suivants, les Allemands se ressaisissent, se regroupent. Nous avons compris dès lors que la Doller et l'Ill avaient constitué l'objectif à atteindre, que ces deux rivières étaient devenues une frontière provisoire, que Wittenheim et alentours comptaient dorénavant en première zone d'opération.

De chaque côté des rivières, les adversaires s'observent, s'épient. Sur le haut du Rehberg, les Français occupent d'excellentes positions. L'Allemand, poussant parfois de farouches coups de boutoir (ainsi p. ex. le 5 janvier à l'Ile Napoléon, le 9 sur le Pont de Lutterbach), se voit arrêté chaque fois nettement et sur-le-champ. On ignore l'effectif des forces françaises à Mulhouse. Cependant les canonnades, devenant quotidiennes, augmentent d'intensité de leur côté au fur et à mesure que le temps avance, que l'année s'achève. Des artilleurs allemands ayant créé leur repaire dans nos parages, Wittenheim-Village, la Cité Kullmann, la Cité Fernand-Anna, ainsi que la Cité Sainte-Barbe, sont bombardés à tour de rôle. La dernière activité industrielle est arrêtée.

Tous les secteurs de la commune se trouvant ainsi soumis à des tirs d'artillerie répétés, d'une intensité régulière et d'une durée variant de 20 à 45 minutes, se voient du coup parmi les localités averties par le Général Eisenhower lors de l'Invasion. La population entière ne tarde plus et songe à prendre ses dispositions : tant bien que mal. Partout aux tranchées, creusées l'été passé dans les jardins, dans les champs et sur les places de la localité, s'ajoutent les barricades des portes et des fenêtres, le renforcement et la consolidation des points faibles de chaque maison. Les soupiraux se bouchent au moyen d'amoncellements de sable, de pierres, de bois en grumes, de gros tas de fumier. Petit â petit, toutes les caves se transforment en abris, en souterrains fortifiés. Les leçons tirées des premiers bombardements isolés, des premières maisons démolies, des premières victimes, vont porter leurs fruits. Le trafic dans les rues, déjà peu intense du fait de l'envoi forcé aux travaux de fortifications dans le Sundgau en septembre et octobre de la majeure partie de la population masculine, se ralenti de plus en plus, augmente de prudence de jour en jour. Les gens pouvant être surpris à chaque instant d'une rafale d'obus, ne circulent plus que dans la plus grande circonspection, tout en longeant les murs, l'oreille aux écoutes, toujours prêts à faire le saut précipité dans la cave la plus proche. Un groupe isolé d'artilleurs allemands passe, morose, hideux, traînant derrière lui, une, deux, trois pièces. Il change de position. Il s'occupe à ce qu'un autre coin du village sera repéré, sera démoli sûrement avant la nuit. Furtivement l'œil sombre d'un passant le frôle. Un juron se détache d'une paire de mâchoires serrées, le suit en silence. La malédiction maudissant la docilité canine de ces hommes, cette abominable, et toujours révoltante soumission à la cause criminelle d'un clan de seigneurs cupides et barbares.

Les communications coupées avec la région Sud, un vaste secteur privé des produits du riche et fertile Sundgau, les carrefours principaux sous le feu constant des artilleurs français, le ravitaillement en vivres, en temps normal de l'annexion déjà des plus limités, se fait de plus en plus illusoire. Et pourtant six à sept mille personnes, auxquelles vient s'ajouter un grand nombre des misérables évacués de Bourtzwiller et d'Illzach, demandent à être nourries. Grâce à la discipline solidaire de la poignée de cultivateurs de la commune, mettant à disposition les faibles quantités de blé battu, grâce aussi à l'énergie infatigable, aux démarches sans nombre de la Municipalité, qui, bravant l'averse des obus, va quérir des vivres jusqu'à Guebwiller et vers Colmar, la famine totale est tout juste arrêtée aux portes du village. Le courant électrique venant à manquer, les gens vivent péniblement, se fabriquant rudimentairement de quoi avoir une faible lueur dans leurs obscurs réduits. Malgré le grand secours, prêté de ce côté par le personnel dirigeant des mines qui, en ce moment, n'est plus que du pur sang d'Alsace, mettant à la disposition des ménages miniers les plus nécessiteux (malades, vieilles gens, enfants nouveau-nés, etc.), des lampes de mines, qu'il fallait toujours aller faire charger sous les pires dangers à la Mine Marie-Louise à Staffelfelden, le problème lumière reste des plus graves et des plus pénibles. De paire avec ce dernier ira celui de l'eau potable. Notre château d'eau, situé du côté Est entre Kingersheim-Illzach, non encore pris, mais bombardé sans répit, ne fonctionnant que 2 à 3 heures durant la journée au moyen d'une pompe Diesel, ne rend, à différents endroits, plus qu'à compte-gouttes aux gens venues se poster, malgré le danger encouru, avec voiturettes et seaux, en longues files. Les fontaines ayant partout été enlevées lors de la pose de la conduite alimentaire moderne, le peu de vieux puits restants, ainsi que les quelques pompes à purin réquisitionnées par ci par là, ne peuvent suffire à couvrir le besoin quotidien énorme en eau potable de 2.000 m3. Il est un heureux hasard qu'un faible nombre de propriétaires de la cité Kullmann ait eu, dans le temps, l'inappréciable prudence de ne pas démonter ses pompes à main. Elles serviront à desservir belle quantité de maisons. Cette misère générale est accrue et patiemment secondée par un temps sale, pluvieux et froid. Le manque de bois de chauffage et de charbon se fait âprement sentir. Mais il est vrai que l'on vit de plus en plus dans les sous-sols, dans les caves bien closes. Là, le froid ne rogne pas dans l'ampleur que lui réserve à présent toute maison. Les bombardements massifs étant devenus de plus en plus fréquents, les bâtiments intacts deviennent rares. On aurait honte de parler de croisées enlevées, de vitres cassées, de tuiles descendues. On répare du plus grave, on bouche ce que l'on peut en hâte, et l'on se transporte avec matelas d'abord, avec poêles, cuisinières, marmites, pied-de-châlit, etc. ensuite, dans les souterrains. Nous sommes à la veille de l'année 1945, et Dieu seul sait jusqu'à quand cet état de choses se prolongera. Les malades, les infirmes, les femmes en couches, sans médicaments, sans soins, sans médecins; les enfants et les vieilles gens sans lait, sans pain, sans feu et sans lit ; les édifices publiques, l'usine de filature et de tissage, les mines de potasse pillés « honnêtement »-par la caste militaire, les morts enterrés hâtivement, sans office religieux, sans prêtres, etc., etc. Le moral de la population entière est bas. « Vont-ils nous faire attendre ainsi jusqu'au printemps prochain ? De grâce : personne n'y survivra ». L'épuisement, la fatigue, la faim, la saleté, le surmenage, la terreur sous la menace constante des sinistres mercenaires d'Himmler d'un côté, les obus nous arrivant de l'autre en nappes de plus en plus denses, la surexcitation, la nervosité générale, sont à leur paroxysme. «Pourquoi les Français ne nous livrent-ils pas des armes par la voie de l'air ? Pour aussi peu que l'on soit, on en finirait une fois pour toutes ! » Hélas ! à la place de ces armes, il y a des renforts et des renforts aux troupes grises. Sur la route d'Ensisheim, quelques pas en amont du château d'Alaize, dans la rue de Kingersheim, cycles Casperment - Restaurant Schlienger, dans la rue des Schoenensteinbach, maison Gégauff, des barrages anti-chars dits « Panzersperren » s'érigent, inquiétants ; un large fossé-piège pour chars dit « Panzergraben » croise la rue entre le Cercle catholique (à l'époque « Parteihaus ») et la maison Roesch L; Partout aux lisières de la commune, les champs sont couverts de tranchées aux mille et une sinuosités ; le long des routes, des trous d'homme dits « Einmannlöcher » s'échelonnent, innombrables. La prise de notre village, sans aucun doute un jeu en novembre dernier, va devenir maintenant un drame sanglant. Les Gebirgsjâger S.S. de la Panzerdivision « Feldherrnhalle », dirigés en toute hâte de Norvège sur Wittenheim-Wittelsheim, laisseront notre belle commune en loques et lambeaux. Les combats de rues y feront rage. C'est d'ailleurs ce qu'ils nous jettent en pleine figure, cyniquement : « Vous ne vous moquerez plus jamais de nous, on vous fera pleurer cette fois-ci ». Ce que dans la suite a été tragiquement confirmé.

Jamais aucune plume ne saurait rendre, ne fut-ce qu'approximativement, l'état concret de choses â cette époque. C'est pourquoi il nous a paru utile de faire suivre cette description générale, et avant même de parler de la libération proprement dite, d'un petit recueil de notices journalières, mise â notre disposition par la Municipalité. Ces rubriques, faites toujours entre deux feux, se reliront ainsi également entre le tonnerre préparatoire allant en crescendo et la tempête libératrice. Elles auront leur large part à la revivification de ce passé spectre.






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